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Whitney Hogan
trouva Lloyd dans sa chambre allongé sur le grand lit rond qu’il partageait
tout récemment encore avec Dayna Jurgens. Un grand verre de gin-tonic était
posé en équilibre sur sa poitrine nue. Lloyd regardait solennellement son
reflet dans le miroir installé au plafond.
– Entre donc, dit-il quand
il vit Whitney. Pas de cérémonie, nom de Dieu. Pas la peine de frapper. Connard.
Il avait prononcé co-ard.
– Tu es saoul, Lloyd ? demanda
prudemment Whitney.
– Non. Pas encore. Mais ça
vient.
– Et lui, il est là ?
– Qui ? Le chef sans
peur et sans reproche ? fit Lloyd en s’asseyant. Il est sûrement quelque
part, le Joyeux Promeneur de Minuit.
Il éclata de rire et se recoucha.
– Tu ferais mieux de faire
gaffe à ce que tu dis, murmura Whitney. Tu sais bien qu’il faut pas secouer le
bateau quand…
– Va te faire foutre.
– Souviens-toi de ce qui est
arrivé à Heck Drogan. Et à Strellerton.
– T’as raison mon gars, les
murs ont des oreilles. Ces putains de murs ont des oreilles. Tu as déjà entendu
dire ça ?
– Oui, une ou deux fois. Mais
c’est vrai ici, Lloyd.
– Tu parles !
Lloyd se rassit d’un seul coup et
lança son verre à travers la pièce.
– Et d’un pour la femme de
chambre, pas vrai, Whitney ?
– Tu es sûr que ça va, Lloyd ?
– Je me sens en pleine forme.
Tu veux un gin-tonic ?
Whitney hésita un instant.
– Non. J’aime pas le
gin-tonic sans citron vert.
– Espèce d’andouille, pourquoi
tu le disais pas plus tôt ! J’en ai du jus de citron vert. Dans une petite
bouteille de plastique, une bouteille verte justement, précisa Lloyd en se
dirigeant vers le bar. Regarde, on dirait le testicule gauche de l’homme aux
petits pois, en plus gros. Rigolo, non ?
– Ça a le même goût que le
vrai ?
– Évidemment. Qu’est-ce que
tu crois ? Que ça goûte la patate frite ? Alors tu te décides ? Sois
un homme, prends un verre avec moi.
– Bon… d’accord.
– On va se mettre près de la
fenêtre pour regarder la vue.
– Non ! cria Whitney.
Lloyd s’arrêta, le visage très
pâle tout à coup. Il se retourna vers Whitney et leurs regards se rencontrèrent.
– C’est vrai, je suis désolé.
Ce n’était pas de très bon goût.
– Oublie ça.
Mais les deux hommes n’avaient
pas oublié. La femme que Flagg leur avait présentée comme son épouse avait
justement fait un splendide plongeon la veille. Lloyd se souvenait d’avoir
entendu L’As dire que Dayna ne pourrait sauter du balcon, puisque les fenêtres
ne s’ouvraient pas. Mais il y avait une terrasse au dernier étage. Probablement
que les anciens patrons étaient convaincus que les très gros joueurs qui
pouvaient se permettre de louer une suite au dernier étage – des Arabes pour la
plupart – n’auraient jamais envie de piquer une tête dans le vide. Des futés
ces gars-là.
Lloyd prépara un gin-tonic pour
Whitney. Puis ils s’assirent et burent en silence. Dehors, le soleil se
couchait en embrasant le ciel. Finalement, Whitney se mit à parler si bas qu’on
l’entendait à peine :
– Tu crois qu’elle a plongé
toute seule ?
Lloyd haussa les épaules.
– Qu’est-ce que ça peut
foutre ? Oui, je crois ça. Je crois qu’elle a plongé. Et toi, si t’étais
marié avec lui ? Tu plongerais pas ? Un autre petit verre ?
Whitney regarda le sien et vit
avec surprise qu’il était vide. Il le tendit à Lloyd qui l’apporta au bar. Lloyd
servait l’alcool à main levée, et il avait la main lourde. Whitney commençait à
se sentir agréablement bourré.
Ils continuèrent à boire en
silence en regardant le coucher de soleil.
– Alors, qu’est-ce que tu
sais de ce type, Cullen ? demanda finalement Whitney.
– Rien. Que dalle. Zéro tout
rond. Je ne sais rien, Barry ne sait rien. Rien sur la 40, rien sur la 30, rien
sur la 2 et la 74, rien sur la 15. Rien sur les petites routes non plus. On a
tout quadrillé, et rien de rien. Il est quelque part dans le désert et s’il
continue à bouger seulement la nuit, s’il sait comment marcher vers l’est, il
va passer à travers. Qu’est-ce que ça peut foutre de toute façon ? Qu’est-ce
qu’il peut leur raconter ?
– Je sais pas.
– Moi non plus. Laissons-le
s’en aller, voilà ce que je dis.
Whitney ne se sentait pas très à
l’aise. Une fois de plus, Lloyd était dangereusement près de critiquer le
patron. Quant à lui, il était de plus en plus pompette. Tant mieux. Peut-être
trouverait-il bientôt le courage de dire ce qu’il était venu dire.
– Je vais te dire quelque
chose, fit Lloyd en se penchant en avant, il perd sa forme si tu veux savoir. On
approche de la fin et il perd sa forme. Personne pour le réchauffer au vestiaire.
– Lloyd, je…
– Un autre ?
– Si tu veux.
Lloyd prépara deux autres verres.
Il en tendit un à Whitney qui frémit de la tête aux pieds en avalant la
première gorgée. C’était du gin presque pur.
– Il perd sa forme, dit
Lloyd qui avait gardé le fil de ses idées. D’abord Dayna, ensuite ce type, Cullen.
Sa propre femme – si c’était sa femme – fait le plongeon. Est-ce que tu crois
que son numéro de voltige aérienne faisait partie du jeu ?
– On ferait mieux de pas en
parler.
– Et La Poubelle… Regarde ce
qu’il a fait, tout seul comme un grand. Des amis comme ça, on peut s’en saper –
on peut s’en passer, je veux dire.
– Lloyd…
– Je comprends rien du tout,
reprit Lloyd en secouant la tête. Tout allait tellement bien, jusqu’à cette
nuit-là où il est venu nous annoncer que la vieille dame était morte dans la
Zone libre. Il a dit que le dernier obstacle était maintenant écarté. Mais c’est
à ce moment-là que les choses ont commencé à tourner en eau de boudin.
– Lloyd, je crois vraiment
que nous ne devrions pas…
– Je sais pas trop. Nous
pourrons sans doute lancer une attaque terrestre au printemps prochain. Mais
sûrement pas avant. Et au printemps, qu’est-ce qu’ils auront concocté là-bas, tu
sais, toi ? On devait leur tomber dessus avant qu’ils aient le temps de
préparer des petites surprises. Impossible maintenant. Et en plus, doux
Seigneur Jésus sur son trône, La Poubelle est lâché dans la nature. Il se
balade dans le désert et je suis sûr que…
– Lloyd, dit Whitney d’une
voix étranglée. Écoute-moi.
Lloyd se pencha en avant, inquiet.
– Quoi ? Qu’est-ce qui
va pas, mon pote ?
– J’étais pas sûr d’avoir le
courage de te demander répondit Whitney en serrant très fort son verre. L’As, Ronnie
Sykes, Jenny Engstrom et moi, on se barre. Tu veux venir ? Je dois être
complètement dingue de te dire ça, toi qu’es tellement copain avec lui.
– Vous vous barrez ? Où
ça ?
– En Amérique du Sud, je
crois. Au Brésil. Ça devrait être assez loin.
Il s’arrêta, hésita, puis se
lança tête baissée :
– Beaucoup de gens sont
partis. Bon, peut-être pas beaucoup, mais pas mal quand même, et de plus en
plus tous les jours. Ils ne croient plus que Flagg peut s’en sortir. Certains
vont au nord, au Canada. Mais j’ai pas envie de me les geler. Je dois absolument
foutre le camp. J’irais bien à l’est si je croyais qu’ils m’acceptent. Et si j’étais
sûr de pouvoir passer.
Whitney s’arrêta tout à coup et
regarda Lloyd d’un air malheureux, comme un homme qui pense être allé beaucoup
trop loin.
– T’en fais pas, dit
doucement Lloyd. Je vais pas aller te moucharder, mon pote.
– C’est que… tout va mal ici
maintenant.
– Quand est-ce que tu
comptes t’en aller ?
Whitney le regarda avec des yeux
méfiants.
– Oublie la question. Un
autre ?
– Pas tout de suite.
– Moi, je vais m’en prendre un.
Lloyd se dirigea vers le bar.
– Je pourrais pas, dit-il, le
dos tourné.
– Quoi ?
– Je pourrais pas ! répéta
Lloyd en se retournant vers Whitney. Je lui dois quelque chose. Je lui dois
beaucoup. Il m’a sorti d’un sale merdier à Phœnix et je l’ai pas quitté depuis.
Ça fait très longtemps, on dirait. Parfois, j’ai l’impression que c’est depuis
toujours.
– Je comprends.
– Mais il y a autre chose. Il
m’a fait quelque chose il m’a rendu moins con. Je ne sais pas ce que c’est, mais
je suis plus le même homme, Whitney. Plus du tout le même homme. Avant… avant lui…
j’étais rien qu’un minable. Maintenant, il me fait faire des trucs ici, et je m’en
tire bien. On dirait que je pense mieux. Ouais, on dirait qu’il m’a rendu plus
intelligent.
Lloyd prit la pierre noire qui
pendait sur sa poitrine, la regarda, puis la laissa retomber. Il s’essuya la
main comme s’il avait touché quelque chose de dégoûtant.
– Je sais bien que je suis
pas un génie, reprit-il. Je dois écrire tout ce que je dois faire dans un carnet,
autrement j’oublie. Mais avec lui derrière moi, je peux donner des ordres, et
la plupart du temps tout va bien. Avant, tout ce que je pouvais faire, c’était
d’obéir à des ordres et me foutre dans la merde. J’ai changé… et il m’a changé.
Ouais, j’ai l’impression que ça fait drôlement longtemps que je le connais.
Lloyd s’arrêta un instant.
– Quand nous sommes arrivés
à Las Vegas, il n’y avait que seize personnes ici. Ronnie, Jenny et ce pauvre
vieux Heck Drogan étaient là. Ils l’attendaient. Jenny Engstrom s’est mise sur
ses jolis petits genoux et elle a embrassé ses bottes. Elle t’a sûrement jamais
raconté ça au lit, ajouta-t-il avec un sourire moqueur. Et maintenant, elle
veut foutre le camp. Bon, je la blâme pas, et toi non plus. Mais il faut sûrement
pas grand-chose pour bousiller une opération qui fonctionne drôlement bien, tu
trouves pas ?
– Tu vas rester ?
– Jusqu’à la fin, Whitney. La
sienne ou la mienne. Je lui dois ça.
Il n’ajouta pas qu’il avait
encore suffisamment confiance en l’homme noir pour penser qu’il était plus que
probable que Whitney et les autres finiraient sur des croix. Et il y avait
autre chose encore. Ici, il était le second de Flagg. Que serait-il au Brésil ?
Whitney et Ronnie étaient plus intelligents que lui. L’As et lui se
retrouveraient en bas de l’échelle, une perspective qui n’était pas de son goût.
Autrefois, il n’y aurait pas vu d’inconvénient, mais les choses avaient changé.
Et quand votre tête change, découvrait-il peu à peu, elle change généralement
pour toujours.
– Enfin, on va peut-être
tous s’en tirer au bout du compte, dit Whitney sans grande conviction.
– Bien sûr, répondit Lloyd.
Mais il pensait : Je ne
voudrais pas être dans vos souliers si le vent finit par tourner en faveur de
Flagg. Je ne voudrais pas être dans vos souliers lorsqu’il aura finalement le
temps de penser à vous, là-bas, au Brésil. Une croix, ce sera peut-être alors
le moindre de vos soucis…
Lloyd leva son verre.
– Un toast, Whitney.
Whitney leva lui aussi son verre.
– Que tout le monde s’en
tire bien, dit Lloyd. C’est ce que je souhaite. Que tout le monde s’en tire
bien.
– Là, je suis avec toi, tu
peux me croire, répondit Whitney.
Whitney s’en alla peu après. Lloyd
continua à boire. Il perdit connaissance vers neuf heures et demie et dormit d’un
sommeil pesant sur le lit circulaire. Pas de rêves, ce qui valait presque le
prix de la gueule de bois du lendemain.
Quand le
soleil se leva, le 17 septembre, Tom Cullen s’arrêta un peu au nord de Gunlock,
dans l’Utah. Il faisait assez froid pour que son haleine forme un petit nuage
blanc devant sa bouche. Il avait les oreilles gelées. Mais il se sentait bien. Il
était passé tout près d’une mauvaise route pleine d’ornières la nuit précédente
et il avait vu trois hommes assis autour d’un petit feu de camp. Ils étaient
tous les trois armés.
Alors qu’il essayait de les
éviter en se cachant derrière de gros rochers – il était maintenant à la limite
ouest des mauvaises terres de l’Utah –, il avait fait tomber des cailloux au
fond du lit d’une rivière à sec. Du pipi tout chaud s’était mis à couler le
long de ses jambes, mais il lui avait fallu plus d’une heure pour se rendre
compte qu’il avait fait dans sa culotte comme un petit garçon.
Les trois hommes s’étaient
retournés, deux avaient épaulé leurs armes. Tom était bien mal caché. Une ombre
parmi les ombres. La lune s’était dissimulée derrière un récif de nuages. Si
elle choisissait ce moment pour sortir…
– C’est un cerf, dit le
premier. Il y en a partout.
– On devrait aller voir, dit
le deuxième.
– Fous-toi le pouce dans le
cul, dit le troisième, ce qui mit un point final à leurs tergiversations.
Ils s’étaient rassis et Tom avait
continué à ramper prudemment, regardant leur feu de camp s’éloigner avec une
lenteur désespérante. Encore une heure, et il ne fut plus qu’une lueur derrière
lui. Finalement, il disparut et Tom se sentit soulagé d’un énorme poids. Il commençait
à se croire en sécurité. Il était toujours à l’ouest et il n’était pas assez
bête pour ne pas rester prudent – putain, non – mais le danger ne semblait plus
aussi épais, il n’avait plus l’impression d’être encerclé par des Indiens ou
des bandits de grand chemin.
Et maintenant, alors que le
soleil se levait, il se roula en boule au milieu des buissons et se prépara à
dormir. Faut que je trouve des couvertures, pensa-t-il. Il commence à
faire froid. Puis le sommeil s’empara de lui, soudainement, complètement, comme
il le faisait toujours.
Il rêva de Nick.